À l’occasion du cinquantenaire des accords d’Évian, qui mirent fin à la guerre d’indépendance algérienne, Jeune Afrique met au jour ses archives. Publié dans son n° 77 (19-26 mars 1962), l’article qui suit a été écrit par Aziz Maarouf, envoyé spécial à Rabat, dans les heures qui ont suivi la signature des accords d’Évian.
Depuis une dizaine de jours, tous les avions en provenance d’Europe ont déposé à Casa ou Rabat leur contingent de “frères”.
Ils y sont arrivés sous des noms et des nationalités d’emprunt en évitant soigneusement les itinéraires comportant des escales en territoire français. Chefs de mission à l’extérieur, ambassadeurs, responsables de fédération, dirigeants, étudiants et chefs militaires ont convergé vers la capitale chérifienne.
L’hôtel de la Tour Hassan est devenu le quartier général de l’attente algérienne.
Dimanche, une heure à peine après l’annonce officielle de la fin de la conférence d’Evian, une conférence de presse improvisée a eu lieu dans la capitale marocaine. Répondant au ministre de l’Information Moulay Ahmed Alaoui, le docteur Mostefai, chef de la délégation algérienne, a donné le ton en évoquant les lourds sacrifices du peuple algérien. Tous les observateurs ont été frappés de l’entendre multiplier les formules (« nous avons beaucoup à faire », « notre joie ne doit pas nous faire oublier la tâche qui s’offre à nous », « un travail constructif doit être fait »…).
Nulle trace donc chez tous ces responsables de l’enthousiasme et de l’optimisme qui animaient les dirigeants de l’Istiqlal en octobre 1955.
Le plus dur est fait, m’a dit Ferhat Abbas. Le martyre du peuple algérien va bientôt être terminé, mais les problèmes qui nous attendent sont immenses.
« Le plus dur est fait, m’a dit Ferhat Abbas chez lequel je me trouvais au moment où la radio annonçait le cessez-le-feu. Le martyre du peuple algérien va bientôt être terminé, mais les problèmes qui nous attendent sont immenses ».
Au premier rang de leurs préoccupations : la lutte contre l’O.A.S. Si la négociation a traîné en longueur à Evian, c’est que le G.P.R.A. sait quels dégâts l’organisation terroriste peut faire encore dans les grands centres urbains. Des centaines de milliers d’Algériens seront peut-être demain les victimes inutiles de la fureur nihiliste d’hommes qui se battent désormais le dos au mur, car ils savent l’heure du châtiment venue.
Pour reconstruire
A Rabat, Abdelhafid Boussouf et les militaires de l’A.L.N demeurent catégoriques. L’O.A.S pourrait être liquidée d’ici quelques semaines si le gouvernement français engageait à fond la lutte contre elle et ne dédaignait pas pour ce faire le concours du F.L.N. Mais le voudra-t-il ? S’il ne le fait pas, la période transitoire s’engagera sous les plus fâcheux auspices.
Autre problème majeur : la reconstruction d’un pays en ruines dont toutes les structures sociales et économiques ont été détruites par sept années de guerre. « Notre peuple est patient, il l’a prouvé, m’a dit un ancien dirigeant de la Fédération de France. Mais il sait aussi qu’il a supporté tout le poids de la lutte. Nous n’avons pas le droit de le décevoir. Il faudra lui apporter des satisfactions immédiates ».
Autant que cela paraisse, seule une minorité des membres du G.P.R. A. et du C.N.R. A. connaissent Ben Bella, Boudiaf, Khidher, Aït Ahmed et Bitat.
0r, l’Algérie c’est toujours, c’est plus que jamais 300 000 réfugiés, 30 000 combattants aux frontières, des centaines de milliers d’orphelins, 2 millions et demi de personnes déplacées vivant dans des camps ou sous la tente et la désolation des mechtas en ruines, des forêts brûlées, des champs en friche et des familles dispersées.
Les hommes qui ont su mener le dur combat pour la libération nationale sauront-ils se muer demain en planificateurs, en organisateurs de la reconstruction historique et de la paix ? La révolution algérienne doit trouver aujourd’hui son second souffle et un inventaire général des besoins, des moyens et des hommes doit être dressé. D’où l’importance capitale des retrouvailles de Rabat, de la rencontre qui réunit cette semaine les dirigeants de la liberté et les cinq chefs historiques d’Aunoy.
Autant que cela paraisse, seule une minorité des membres du G.P.R. A. et du C.N.R. A. connaissent Ben Bella, Boudiaf, Khidher, Aït Ahmed et Bitat. Ils ne sont pratiquement pas sortis de la clandestinité bien qu’ils n’aient jamais cessé de tenir entre leurs mains quelques-uns des fils directeurs du combat et de la négociation.
Mais leurs plans, leur vision d’avenir de la révolution algérienne, bien rares sont ceux qui les connaissent. La courte confrontation qui a eu lieu à Aunoy en décembre avec Ben Yahia, en février avec Krim et Ben Tobbal – a porté principalement sur les termes des accords de cessez-le-feu. Bien que le F.L.N. ait établi un dogme, celui du rejet du culte de la personnalité, chacun pressent le rôle important que les ministres libérés vont jouer dans l’évolution à venir. Les hommes qui sont accueillis triomphalement à Rabat mardi ne sont pas seulement parmi les principaux initiateurs de l’insurrection de 1954. Ils apparaissent déjà à certains qui ignorent le désir d’unité des Algériens comme le noyau énergique qui, ou bien prendra la direction du G.P.R.A., ou bien le fera éclater. La grève de la faim d’octobre 1961, puis leur attitude de fermeté voire d’intransigeance durant les pourparlers secrets, ont ajouté à leur prestige sur les cadres et militants du plan A.L.N.
Le crochet de Genève
De leurs cinq années de captivité ils sortent non seulement mûris par l’épreuve, mais jouissant d’une autorité inentamée parce qu’ils n’ont participé à aucune des intrigues qu’entraîne toute guerre révolutionnaire. Aussi n’ont-ils pas l’intention de se laisser étouffer sous les embrassades des amis vieux ou récents, sincères ou intéressés. Ce sont des hommes avec lesquels il va falloir compter et qui ne s’en laisseront pas conter. L’histoire de leur départ pour Genève, quand tout le monde attendait leur vol direct pour le Maroc, en a encore fourni la preuve dimanche dernier. Quelles qu’en aient été les raisons – sur lesquelles on a beaucoup épilogué à Rabat. C’est leur volonté qui a fini par l’emporter. Que vont-ils faire ?
Une chose est certaine, ils ne veulent pas s’éterniser dans les réceptions et les festivités. Après un court séjour officiel à Rabat, une visite aux réfugiés et combattants d’Oujda, ce sera l’envol pour Le Caire où Ben Bella tient à saluer en Gamal Abdel Nasser l’homme qui, dès 1954, apporta son concours total à ceux qui n’apparaissaient alors que comme des proscrits ou des révolutionnaires romantiques.
Après une visite au président Bourguiba, une nouvelle réunion aura lieu vraisemblablement à Tripoli. Des fonctions précises leur seront alors assignées au sein d’un G.P.R.A. remanié.
Pour eux, comme pour les amis qu’ils viennent de retrouver, l’indépendance n’est pas un terme mais un point de départ. Ils sont résolus à ne pas laisser retomber l’élan révolutionnaire qui a soulevé le peuple algérien. La période de remise en ordre doit être aussi celle où devront s’édifier les premières structures d’un État qu’ils veulent résolument socialiste. A la Santé, à l’Ile d’Aix, à Turquant et à
Aunoy, les cinq leaders captifs ont eu tout loisir de méditer sur le sort de quelques décolonisations manquées. Ils sont parfaitement conscients du double danger que guette les dirigeants algériens au moment où s’achève la guerre de libération nationale, celui de l’embourgeoisement où sont tombés de nombreux leaders politiques de pays nouvellement indépendants ; celui aussi de vouloir brûler les étapes au nom d’un extrémisme révolutionnaire qui ne respecterait pas les données concrètes da la situation algérienne.
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Par Aziz Maarouf, envoyé spécial
Fac-similé de l’article paru dans le J.A n° 77. Cliquer pour agrandir.
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