Friday, November 22

L’arabe dans la nouvelle Constitution Un paradigme de justice, de démocratie, de développement et de diversité dans l’unité

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LeMatin.ma

Abdelkader Fassi Fehri

Académicien-chercheur, président de la Société de linguistique du Maroc.

Les ingrédients que j’ai placés en titre me semblent importants pour cadrer la place de l’arabe dans la nouvelle Constitution, la dynamique actuelle du printemps arabe et la nécessité de construire un modèle marocain de politique linguistique cohérente visant à intégrer et implémenter des concepts nouveaux.

Unity in Diversity de l’UE ou E pluribus unum «de plusieurs un» des USA ne sont que des exemples de devises conciliant l’être-particulier et l’être-générique, la diversité et la cohésion nécessaire pour le vivre-ensemble face aux défis nationaux et globaux.

Il existe une corrélation forte en sociolinguistique nommée loi de Laponce qui dit ceci : «The kinder the people, the unkinder the languages» (plus gentils sont les gens moins le sont les langues). Dès que des groupes parlant des langues différentes sont en contact d’échanges, de mariages, de commerce, etc., sur le même territoire, la langue la plus puissante réduit progressivement les fonctions et l’usage de la langue la moins puissante et la minore. C’est ainsi que le Maroc en est venu à s’arabiser dès le 7e/8e siècle par la volonté des locuteurs amazighes eux-mêmes (entre autres), attirés par la langue de l’Islam et de la civilisation dominante. C’est ainsi également que le Maroc s’est trouvé plus francisé après l’indépendance, grâce à l’attractivité des écoles françaises et à la politique ambivalente de l’État. La constitutionnalité de l’arabe et récemment de l’amazighe va-t-elle aller à l’encontre de la loi Laponce, ou au contraire perpétuer la minoration relative et progressive du patrimoine linguistique marocain ?

Il me semble que toute politique linguistique est vouée à l’échec tant que l’État n’est ni un État de plein droit linguistique ni un État de pleine démocratie linguistique, se substituant constamment au peuple pour décider des choix explicites ou implicites en matière de politique des langues et menant une politique sans régime linguistique territorial, à même de protéger et de promouvoir effectivement les langues officielles en leur assurant une suprématie sur leur territoire, modulo le rôle imparti à la lingua franca mondiale.

1. Justice, État de droit et démocratie linguistique

Dès le départ, il convient de saluer une avancée significative dans le paradigme de droit et de démocratie, celle de la constitutionnalisation/officialisation de la langue amazighe, mesure destinée à lever une injustice vis-à-vis des locuteurs natifs qui perçoivent leur identité première comme indissociable de cette langue et qui auront désormais droit à une éducation, une communication et des services publics en amazighe.

Pour ce qui est de la langue arabe, la Constitution n’en est pas moins juste. L’arabe reste la langue officielle de l’État,c’est à dire au vu de la jurilinguistique une langue «maximalement officielle» (ou officielle par défaut), l’article défini étant interprété ici comme à référent générique ou maximal (non unique). Il est stipulé aussi dans l’article 5 que l’État œuvre à sa protection, son développement et la promotion de son utilisation. Mais qu’en est-il de la réalité ? L’arabe subit sur son territoire une véritable guerre de langues, avec feux nourris d’activistes francophones, amazighophones, darijophones et d’étrangers bien zélés, non respectueux de la Constitution. Ensemble, ils font usage d’une violence sans précédent à l’égard de cette langue et de ses locuteurs et utilisateurs. Sur le plan de la gouvernance, les gouvernements successifs brillent par la non-application des dispositions de textes de référence votés par les représentants de la Nation et approuvés par les Conseils de gouvernement et de ministres, en particulier la loi portant création de l’Académie

Mohammed VI de langue arabe, approuvée par la COSEF et feu S.M. le Roi Hassan II en mai 1999,
votée aux deux chambres du Parlement et approuvée par S.M. le Roi Mohammed VI ; publiée au Bulletin officiel en juillet 2003. Il en est de même pour les dispositions de la Charte d’éducation et de formation, stipulant notamment dans son article 114 l’ouverture au niveau des universités de structures d’enseignement scientifique et technologique en arabe, comme condition d’assurer les meilleures chances de succès aux apprenants qui optent pour ce choix. Sur le plan pédagogique et de la recherche, les universités ne sont pas incitées à produire les outils pédagogiques appropriés (méthodes, programmes, manuels et produits didactiques et linguistiques) pour moderniser l’enseignement et la recherche linguistique appliquée arabes, rendre son apprentissage et son enseignement attractifs, développer ses fonctionnalités, réduire les effets négatifs de la diglossie, promouvoir son utilisation et augmenter les chances de ses apprenants.

Dans les médias et la publicité, l’utilisation de variétés dialectales bâtardes est encouragée, au détriment d’une langue plus cultivée et à même d’être en interaction ou proche de celle de l’éducation. De la même manière, le français se généralise dans la communication, devient la langue quasi unique de travail dans les hautes sphères de l’administration ou des sociétés publiques et privées, dans le business, langue de prestige, etc. Les plaintes des citoyens déposées auprès des tribunaux contre des pratiques d’abus linguistiques contraires à la Constitution ne reçoivent pas de suites, faute de textes juridiques clairs et en l’absence de compétence jurilinguistique des juges, entre autres. En gros, le législatif linguistique (bien que maigre) est rarement répercuté aux niveaux exécutif et judiciaire. Si la langue étrangère occupe de facto la Top function (suprême) dans le territoire et qu’elle est imposée aux locuteurs d’idiomes nationaux officialisés, que les lois et réglementations linguistiques ne sont pas appliquées, nous sommes en pleine violation de l’État de droit, de la démocratie et de la justice linguistiques, ne laissant aux locuteurs citoyens que la possibilité de se rebeller ou de s’organiser en associations de défense civile pour tenter de limiter les préjudices et privations linguistiques qui leur sont causés par ces pratiques.

Le Conseil national des langues et des cultures, chargé en premier lieu de protéger et de développer les deux langues officielles du pays, devrait mettre de l’ordre et substituer à ce laisser-faire sauvage préjudiciable à une officialisation dotée d’un contenu clair en termes de droit. L’Académie Mohammed VI de langue arabe devrait être mise sur pied en priorité, étant l’institution désignée pour aménager et moderniser l’arabe et ses outils sur les plans linguistique, pédagogique, scientifique, juridique et politique, le préparer à s’intégrer dans le nouveau paradigme juridique, politico-culturel et économico-social national, ainsi que dans l’ordre linguistique régional et mondial. Elle s’attellera également à jouer son rôle d’autorité de référence, de boussole pour les pouvoirs publics et les différentes institutions sociales pour tout ce qui concerne le conseil, l’expertise et les services en matière de langue arabe, l’encadrement de l’élite et des cadres linguistiques et pédagogiques arabisants, etc. Le Conseil national des langues et des cultures devrait en parallèle contribuer substantiellement à définir une politique linguistique nationale claire, basée sur les principes de justice et de démocratie, veiller à la cohérence et la cohésion, et évaluer les orientations et actions entreprises, en mesurant les coûts et impacts socioéconomiques et politico-culturels.

2. L’arabe pluriglossique

L’arabe se présente d’abord en situation diglossique : une variété à l’école, l’arabe standard, «miayaar» ou «fatiit», et une variété parlée en famille ou dans des situations informelles, l’arabe populaire marocain, «aamiyyah». Une troisième variété, parlée également, est l’arabe moyen ou «arabiyyat l-mutataallimiin wa-l-mutaqaffin», qui est une variété de standards simplifiée sans désinences casuelles, faisant partie sans apprentissage particulier de la compétence des locuteurs lettrés ou cultivés. À cela s’ajoute des formes d’arabe hybrides, très influencées par la langue étrangère ou le code mixing, le «aaransii» au Maghreb, la langue de la publicité notamment (wash andek d-dobl ?) et le «arabizii» dans le Golfe. Cet état pluriglossique «vertical» (défini pour un même pays) est doublé d’une pluriglossie «horizontale». Grâce aux chaînes de télévision arabes multiples, aux contacts et migrations de sources variées, le marocain n’est plus exposé uniquement aux variétés à l’intérieur de ses frontières. Les variétés dialectales arabes sont en gros inter-compréhensibles, surtout en région du Maghrib ou du Machriq, mais aussi entre ces deux grosses régions. Des difficultés d’intercompréhension relèvent du vocabulaire, de la culture, ou de la prononciation. L’arabe standard joue en général le rôle d’interlingua ou de lingua franca pour pallier certaines de ces difficultés. L’arabe standard, également parlé, a lui-même ses variations selon les États, se manifestant entre autres au niveau de la terminologie, du vocabulaire, du contenu sémiotique/culturel, de la prononciation et des interférences de variétés linguistiques locales.

Langue officielle de 22 États arabes et 3 non-arabes (Israel, Erythrée, Tchad), langue officielle des organisations internationales (dont l’ONU, l’UNESCO, l’OMC, etc.), langue de 350 millions de locuteurs en terre arabe et de plus de 100 millions de locuteurs natifs et non natifs répartis sur les continents, l’arabe fait l’objet d’une demande internationale forte en Chine, en Amérique, en Turquie, en Iran, etc. Le nombre de ses locuteurs est en hausse constante, le destinant à devenir une langue hyper-centrale au top de la galaxie linguistique mondiale, parmi les cinq langues les plus utilisées du monde, selon nombre de rapports de stratégie géolinguistique, dont celui de Gradoll (1997). Son statut démolinguistique et l’état de sa diffusion est renforcée par sa propagation vertigineuse sur Internet (passée de 2 000 d’utilisateurs arabes en 2001 à près de 65 000 aujourd’hui), l’arabisation de Twitter, de Wikipédia, l’aménagement du contenu arabe d’Internet (qui approche des 3%), la progression non négligeable de traduction d’ouvrages philosophiques et scientifiques en arabe, l’arabisation des sciences humaines et sociales au niveau des universités arabes, l’arabisation de la médecine à l’OMS, etc.

3. Répertoire linguistique et justice

Ce capital langagier et communicationnel arabe riche et entier fait partie intégrante du répertoire linguistique et culturel du marocain, qu’il a activement contribué à former à des stades différents de son histoire, en plus du patrimoine amazighe (très diversifié), andalou, hassani, africain, ou méditerranéen. Il est activé en variation, selon les situations. Les principes de droit et de justice linguistiques devraient pouvoir s’appliquer globalement à ce répertoire, dont le principe d’égale dignité et le principe de disenfranchiment (appliqué au répertoire). Le principe de digne égalité devrait permettre à tout locuteur arabophone marocain d’être servi en arabe, non en français, par exemple. Idem pour le locuteur marocain voulant être servi en amazighe et non en français. Le principe de maximisation officielle (stipulé dans la Constitution) devrait pouvoir décider entre l’arabe et l’amazighe pour déterminer laquelle des langues officielles est utilisable si le locuteur possède les deux langues dans son répertoire. Le principe d’égale dignité et le principe de disenfranchiment devraient opérer en faveur de l’amazighe dans le cas où le locuteur ne possède que l’amazighe dans son répertoire. Dans les cas où le locuteur possède les deux langues et que le principe de territorialité s’applique aux deux langues, le locuteur devrait pouvoir choisir entre l’arabe et l’amazighe. En gros, l’égalité visée ici est celle des locuteurs avec une ou plusieurs langues dans leurs répertoires, plutôt que l’égalité des langues. La diversité étant orientée vers les particularismes, on voit mal comment établir une égalité des langues ou des cultures. Les langues, par exemple, ne sont égales ni en termes démolinguistique, ni en termes de fonction, de terminologie, de vocabulaire, de structures, ni en termes de hiérarchie de choix individuel, ou de hiérarchie géostratégique, etc. Pour ce qui est de la variété de langue utilisée (variété standard ou populaire, arabe ou amazighe), elle devrait relever de la commodité, en respectant l’officialisation et le disenfranchiment. Le modèle politique de justice linguistique combinerait alors le régime territorial au principe de personnalité.

4. Économie des langues, développement, politique linguistique et évaluation

Nous considérons qu’à la base du développement humain des citoyens sont les langues nationales, dans leur variation. Nous rejetons toute approche appauvrissante du répertoire/capital national des langues (conçues comme des biens) et nous bannissons par principe l’exclusionnisme, l’assimilationnisme, le réductionnisme et la violence linguistiques. Les équilibres entre les langues sont à établir par le Conseil national des langues et des cultures en ayant comme rez-de-chaussée l’égalité des chances des citoyens afférant aux langues, et à l’étage plus haut le développement et l’amélioration de ces chances, au niveau national, régional et international, ce qui implique de situer proprement ces langues dans les marchés de langues de communication et d’échanges. Les chances des citoyens étant bien entendu dépendantes d’autres langues que les leurs et de leur identité cosmique, une politique multilingue est inévitable pour permettre aux citoyens d’apprendre et d’utiliser des langues étrangères, c’est à dire la ou les lingua franca mondiales les plus utilisées à travers le monde en priorité, dans la science, la technologie, la communication ; la créativité culturelle, etc. L’anglais s’étant imposé comme lingua franca mondiale de premier ordre permet aux anglophones de récolter des gains linguistiques chiffrés en milliards de dollars, en plus des gains symboliques. La promotion de l’arabe au niveau mondial relève de la promotion de la diversité à ce niveau, en même temps qu’elle pourrait être une source de gains linguistiques (matériels et symboliques) pour les citoyens marocains. La francophonie pourrait être promue, en coopération avec l’arabophonie, dans le cadre de la diversité mondiale des langues et des cultures.

5. Multilinguisme et multiculturalisme

On part du principe de répertoire d’identités, ou identité plurielle, plutôt que d’identité singulière, recherchant non pas uniquement les particularismes, mais aussi les généralités. L’identité plurielle (avec ses ingrédients spécifiques et génériques) est porteuse du vivre-ensemble, de la tolérance et de la reconnaissance réciproque, et non du repli, de l’emboîtement, du communautarisme ou tribalisme source de conflit, de négation et de violence souvent associés aux singularités. Comme le dit Amartya Sen, il ne fait sens de parler d’entité que si on reconnaît (a) «Identities are robustly plural», (b) «The importance of one identity need not obliterate the importance of others», et (c) «A person has to make choices [… ] about the relative importance to attach, in a particular context, to the divergent loyalties and priorities that may compete for precedence» (Identity and Violence: The Illusion of Destiny, 19. New York : Norton, 2007). Il va de soi que s’identifier aux autres, de manière différente, est extrêmement important pour vivre en société. Ou comme dit John Donne «No man is an island entire of itself», de façon à nier l’identité des autres. L’homme ne peut appartenir qu’à plusieurs groupes, même si l’affiliation singulière est populaire chez les communautaristes ou les théoriciens des politiques culturelles ou des identités.

Ils aiment diviser les peuples du monde en catégories civilisationnelles ou culturelles, ou les caser dans des paquets uniques. C’est l’arme des activistes sectaires qui veulent que les gens ignorent complètement tous les autres liens, qui devraient modérer leur loyauté envers leur horde spécialement marquée. Cette incitation à ignorer les autres appartenances et loyautés qui n’émanent pas d’une seule identité restrictive est profondément illusoire et participe à la tension et la violence (Ibid, 21).

Amin Maalouf n’en dit pas moins quand il qualifie de «meurtrière» une identité réduite «… à une seule appartenance [qui] installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs [… avec une] vision du monde […] biaisée et distordue. Ceux qui appartiennent à la même communauté sont “les nôtres”, on se veut solidaire de leur destin, mais on se permet aussi d’être tyrannique à leur égard ; si on les juge “tièdes”, on les dénonce, on les terrorise, on les punit comme “traîtres” et “renégats”. Quant aux autres, quant à ceux de l’autre bord, on ne cherche jamais à se mettre à leur place, on se garde bien de se demander si, sur telle ou telle question, ils pourraient ne pas être complètement dans leur tort, on évite de se laisser adoucir par leurs plaintes, par leurs souffrances, par les injustices dont ils ont été victimes. Seul compte le point de vue des “nôtres”, qui est souvent celui des plus militants de la communauté, des plus démagogues, des plus enragés». Les identités meurtrières, 39-40, Paris : Grasset, 2003. On croit y lire une description des activistes de chez nous.

L’identité plurielle est un ingrédient important d’un état de diversité. Le pluralisme linguistique et culturel (au lieu de monocultures et de monolingues se combattant mutuellement), le pluralisme multilingue (quand il s’agit des langues étrangères, au lieu d’un monolinguisme imposé, minorant les langues nationales), un régime linguistique territorial avec priorité aux langues nationales, un principe de personnalité par défaut pour parer à l’injustice linguistique, tels sont quelques concepts clés pour fonder une politique linguistique juste, cohérente, cohésive et diversifiée. Le Conseil national de langues et cultures devrait prendre l’initiative de :

a- veiller à l’application des lois et règlements linguistiques pertinents;

b- ouvrir un débat national démocratique sur ces questions et établir une Charte des langues et des cultures (accompagnée d’un lexique des termes et notions et de leurs définitions);

c- proposer des textes de loi et des mesures en vue d’opérationnaliser l’esprit et la lettre de la Constitution.
Grande est sa tâche, mais elle sera plus facile s’il ne cherche pas à imposer une vision préfabriquée, plutôt qu’un consensus démocratiquement construit par les différents acteurs et antagonistes.

Publié le : 17 Septembre 2012 – Abdelkader Fassi Fehri*, LE MATIN

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