Friday, November 22

Quelles ruptures stratégiques à l’ère des transitions démo cratiques ?

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Le Matin

Entretien avec M’hamed Zriouli, chercheur et membre de la Commission consultative de la régionalisation

«Quelles ruptures stratégiques à l’ère des transitions démocratiques ?»

#Une des ruptures stratégiques concerne la relance nouvelle de l’UMA et l’implication des pouvoirs régionaux dans sa construction «par la base», en complément de sa construction étatique «par le haut».

Le Matin : Vous êtes économiste, membre de la Commission consultative de la régionalisation, et vous avez publié tout récemment un ouvrage intitulé «Pouvoirs régionaux, États nationaux et UMA» sous-titré de questions de fond : «Quelle autonomie régionale ? Pour quelle unité nationale et quelle intégration maghrébine à l’ère des transitions démocratiques ?» Que répondez-vous à ces questions qui interviennent dans un contexte de mutations politiques ?
M’hamed Zriouli : À l’ère des transitions démocratiques, des transformations économiques et des mutations sociétales dans le monde arabe, les batailles du développement, de la démocratie, de la gouvernance et de l’intégration interne et externe ont fortement ébranlé les systèmes politiques en place, les statu quo prédominants et les rapports du triptyque pouvoirs régionaux, États nationaux et UMA. Elles ont placé les impératifs de l’autonomie régionale relative au cœur des défis de l’accélération des transitions démocratiques et du renforcement de l’unité nationale, des nécessités de l’édification «par le haut» et «par le bas» de l’UMA et des exigences de rénovation du partenariat euro-méditerranéen. Autant de problématiques complexes qui sont au cœur des futures trajectoires du développement au Maghreb et dont la prise en charge exige la conduite d’au moins quatre actions volontaristes majeures porteuses de ruptures stratégiques décisives. Ces stratégies portent sur la reconnaissance de l’autonomie régionale dans le respect de l’unité nationale et territoriale d’États engagés dans les transitions démocratiques, sur le règlement du différend du Sahara sur la base de l’Initiative marocaine comme compromis historique, sur la relance de l’UMA sur des bases nouvelles avec l’implication des pouvoirs régionaux dans sa construction «par le bas» en complément par sa construction étatique «par le haut», et enfin sur le redéploiement nécessaire des dynamiques nouvelles de coopération régionale Nord-Sud et Sud-Sud au sein de l’espace euro-méditerranéen.

Approfondissons les différentes ruptures. La première rupture stratégique met en exergue des relations entre le centralisme et le caractère autoritaire des pouvoirs. Pouvez-vous étayer cette relation ?
La première rupture stratégique porte sur la conduite de la construction régionale en liaison étroite avec la poursuite de la construction nationale et l’accélération des transitions démocratiques. L’analyse de l’autonomie régionale au Maghreb dans des contextes marqués par la centralisation étatique révèle l’existence d’un dilemme entre la construction nationale et la construction régionale, la première ayant été privilégiée par les États aux dépens de la seconde. Les États centralisés et, pour la plupart, aux régimes autoritaires ont aussi combattu les transitions démocratiques et l’alternance au pouvoir et bloqué l’UMA. Malgré ses imperfections, le Maroc fait cas à part, ayant choisi de renforcer la régionalisation et la décentralisation avec la région collectivité locale en 1992, et collectivité territoriale dans la Constitution révisée du 1er juillet 2011, qui consacre le rôle du Roi comme arbitre suprême entre les institutions et protecteur des choix démocratiques, des droits et des libertés, de la séparation et l’équilibre des pouvoirs, de l’organisation territoriale décentralisée de l’État basée sur une régionalisation avancée, et de l’option stratégique du Grand Maghreb.

Quel a été l’impact du Printemps arabe sur les pays du Maghreb ?
Les autres pays du Maghreb sont interpellés en matière d’instauration de systèmes politiques obéissant aux normes démocratiques, aux règles de l’alternance au pouvoir et à une organisation régionale et locale décentralisée offrant des chances égales d’accès au développement intégré et équitable et favorisant les constructions régionale, nationale et maghrébine. Les tsunamis des Printemps maghrébins ont provoqué l’accélération des processus de réforme et de modernisation des États, dans le sens de la promotion du développement national et régional intégré, de la réduction des inégalités sociales et spatiales, de l’approfondissement de la transition démocratique et de l’amélioration de la gouvernance. C’est l’objet de la première rupture stratégique à conduire, car les pratiques démocratiques saines ne sont pas réductibles aux élections législatives et à la séparation des pouvoirs au niveau national et exigent aussi des contrepouvoirs légitimés et un partage des compétences entre l’État et des pouvoirs régionaux et locaux élus, afin d’assurer la participation des citoyens à la gestion de leurs affaires, dans le cadre d’une démocratie territoriale à l’échelle des communautés humaines.

Venons-en à la deuxième rupture stratégique concernant l’affaire du Sahara, qui explique en partie la fermeture des frontières, la plus longue de l’histoire contemporaine, puisqu’aucune région au monde n’aura autant souffert que celle du Maghreb. La déclaration du chef du gouvernement, M. Benkirane, appelant l’Algérie à régler fraternellement en quelques semaines ce conflit, est révélatrice de ce conflit créé de toutes pièces, pour être – comme le déclarait un responsable algérien – «une pierre dans le soulier du Maroc». Quelle analyse faites-vous de ce qui constitue aujourd’hui un cas d’école en termes d’impasse politique et diplomatique ?
La deuxième rupture stratégique concerne précisément le règlement du différend des provinces sahariennes récupérées sur la base de l’Initiative marocaine d’autonomie.
Celle-ci est proposée comme compromis historique pour sortir de l’impasse actuelle, marquée par l’immixtion des dirigeants algériens dans le différend du Sahara marocain et le blocage de son règlement définitif par polisario interposé, le blocage politique de l’UMA et la fermeture des frontières avec le Maroc depuis 1994.
Face à l’accélération du mouvement de l’histoire au Maghreb, il n’y a plus de place ni pour les manœuvres du polisario, organisation non représentative des Sahraouis et plaque tournante pour la migration clandestine et le trafic d’armes au profit de mouvements terroristes, ni pour la duplicité des régimes militaires algériens qui sont tenus au respect des droits «des réfugiés», y compris le droit au retour et à être recensés par le HCR, et la volonté du peuple algérien de choisir librement ses dirigeants nationalistes et démocratiques qui croient au bon voisinage, au règlement des conflits et aux vertus de l’UMA.
Sur la base de l’Initiative d’autonomie régionale de 2007, le Maroc mettra en œuvre souverainement son modèle de régionalisation avancée sur l’ensemble du territoire national, y compris dans ses provinces du Sud. Mais en tenant compte du legs de la période du protectorat, le règlement du différend des provinces sahariennes récupérées, selon une légitimité internationale, est aussi envisageable sur la base de l’Initiative marocaine d’autonomie régionale. Celle-ci constitue un véritable compromis historique pour clore ce différend sur les bases d’un accord gagnant-gagnant, pour la normalisation des relations interétatiques entre le Maroc et l’Algérie et pour la refondation géopolitique du Maghreb et de l’Euro-Med. Le «Maghreb des régions qui gagnent» deviendra une ambition légitime possible qui se concrétisera progressivement, avec la reconnaissance des pouvoirs régionaux et leur implication dans les dynamiques de la construction nationale et de l’intégration maghrébine.

Concernant la troisième rupture stratégique, qui intéresse le Maghreb, Abdellah Laroui, dans un entretien accordé à la revue «Zamane», déclare que «le Maghreb est l’idée d’une élite. Nous aimons croire que l’unité du Maghreb est inscrite dans sa géographie ou son histoire, mais ce n’est nullement évident». De votre côté, vous prônez la relance de l’UMA, mais sur des bases nouvelles. Sur quelles bases ? et pourquoi ?
Effectivement, la troisième rupture stratégique concerne la relance nouvelle de l’UMA et l’implication des pouvoirs régionaux dans sa construction «par la base», en complément de sa construction étatique «par le haut». Mais il faut comprendre que bien que nécessaire, la construction institutionnelle «par en haut» de l’UMA par les États est insuffisante, parce qu’elle se trouve aujourd’hui dans l’impasse. L’UMA doit faire face aux déficits démocratiques inégaux des pays membres, à la faible diversification et intégration des économies maghrébines et au blocage politique des dirigeants algériens.
Elle est confrontée aussi aux problèmes sécuritaires et aux luttes d’intérêts économiques et des positions stratégiques des puissances occidentales ainsi qu’au manque de vision prospective et stratégique du Maghreb à long terme dans son environnement euro-méditerranéen, arabo-africain, atlantique et mondial. En mettant à plat l’ensemble de ses dispositifs institutionnels et stratégiques, la relance de l’UMA doit se faire sur des bases nouvelles qui prennent en charge les impératifs d’un nouvel ordre maghrébin, les nécessités d’un nouvel ordre arabe et les exigences d’un nouvel ordre euro-arabe parfaitement en phase avec les dynamiques d’un système libéral-capitaliste mondialisé et globalisé. Dans ce sens, des matrices dynamiques de spécialisation, de complémentarité, de diversification des économies et d’exploitation des chaînes de valeurs et de secteurs porteurs à l’échelle maghrébine (phosphate, gaz naturel, pétrole, énergies renouvelables, industries agroalimentaires et de la mer, ingénierie des NTIC, industries de pointe…) sont à explorer en profondeur pour dégager les champs prioritaires de coopération à l’échelle maghrébine et entre l’UMA et le reste du monde. De même, la verticalité sectorielle prédominante en matière de coopération entre l’Union européenne et chaque pays maghrébin devrait céder la place à des approches horizontales multiples selon un partenariat multilatéral UMA-UE avec des acteurs multiples et des approches territoriales focalisées sur le codéveloppement, à une meilleure prise en charge du développement humain durable et du développement socioéconomique intégré et à un chaînage de l’espace territorial maghrébin dans le cadre de véritables clusters régionaux intégrés à leur environnement productif, universitaire, bancaire et financier et à leurs marchés. La consécration des pouvoirs régionaux et leur intégration à la construction «par la base» de l’UMA, en complément de sa construction étatique par le haut, doivent se faire dans le cadre d’approches stratégiques pour une nouvelle configuration économique et territoriale du «Maghreb des régions qui gagnent», s’appuyant sur ces pouvoirs comme acteurs du développement et partenaires des États, sur le développement cohérent des réseaux de transport et de communication et des systèmes d’informations économiques et sociaux et sur l’harmonisation des politiques nationales et maghrébines de développement régional et de lutte contre les inégalités et les déséquilibres.

D’autres dynamiques sont aujourd’hui entrées en action, dont la plus inquiétante, et qui risque d’accélérer les tensions, est celle du Sahel. Vous avez, pour votre part, privilégié la rupture stratégique qui pourrait naître de la coopération régionale Nord-Sud et Sud-Sud au sein de l’espace euro-méditerranéen. Quelle est votre analyse ?
Le contexte des Printemps arabes a provoqué un changement de paradigme en matière de développement, de coopération et de partenariat pour le futur et entraîné une accélération des processus des transformations sociales, économiques, politiques et géostratégiques, conduites selon la volonté nationale autonome de toutes les forces citoyennes et démocratiques. Le redéploiement des dynamiques de la coopération régionale Nord-Sud au sein de l’espace euro-méditerranéen passe par le dépassement du bilatéralisme subi en termes d’accords d’association, du régionalisme imposé, comme avec la nouvelle politique européenne de voisinage et du multilatéralisme hypothétique et contrarié comme l’Union pour la Méditerranée. On se souvient des résultats mitigés du processus de Barcelone et au bilan insignifiant de l’UPM.
Celle-ci a connu des problèmes de démarrage et des difficultés dans la mise en place et la gouvernance de ses institutions, qui sont l’expression de divergences des pays européens et de leur faible leadership en matière de règlement du conflit israélo-arabe. Face aux révolutions nationales et aux évolutions accélérées des réformes, les peuples arabes se sont approprié leur propre devenir en matière de transitions démocratiques, de développement, de liberté, d’égalité, de dignité et d’égalité des chances d’accès au développement.
Dans cette perspective, l’Union pour la Méditerranée, le partenariat pour la démocratie et la stratégie nouvelle à l’égard d’un voisinage en mutation devraient être réexaminés à la lumière des impératifs d’un véritable partenariat stratégique euro-méditerranéen dans le cadre d’une Union euro-arabe focalisée sur les problèmes stratégiques du développement des pays euro-méditerranéens et sur des partenariats stratégiques gagnant-gagnant dans les secteurs porteurs, le développement humain durable, les grandes infrastructures, le développement régional intégré, la gouvernance démocratique et l’économie du savoir et de la connaissance… En matière de refondation des dynamiques de la coopération régionale Sud-Sud, il s’agit, d’une part, de l’impératif de relance de l’UMA et de son redéploiement sur des bases nouvelles et, d’autre part, de la nécessité du redéploiement de l’UMA vers les pays arabes voisins et les pays d’Afrique subsaharienne dans le cadre de l’Union arabo-africaine. Enfin, l’exigence d’exploiter les opportunités des réseaux de coopération régionale triangulaires fondés sur le partenariat et le codéveloppement.

À partir de ces ruptures stratégiques, que concluez-vous ?
À la nécessité d’établir un partenariat stratégique euro-méditerranéen qui nécessite une refonte complète de l’Union pour la Méditerranée et qui doit s’inscrire dans le cadre d’une Union euro-arabe focalisée sur les véritables problématiques du développement solidaire et équitable des pays concernés, dans le sillage d’une coopération régionale Nord-Sud rénovée.
De même, l’affirmation des pays du Maghreb comme partenaires et acteurs à part entière de l’édification de l’Union euro-arabe ou euro-méditerranéenne exige qu’ils relancent l’UMA sur des bases solidaires nouvelles pour pouvoir travailler ensemble, négocier et coopérer en rang uni avec les pays de l’Union européenne et pour élargir l’UMA à d’autres pays arabes et africains dans le cadre du redéploiement de la coopération Sud-Sud et de la coopération triangulaire.

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