Fondation Bouabid
Par : Ali Bouabid, Kamal Lahbib, Mohamed Tamim – La montée en puissance d’une volonté d’implication des citoyens dans les affaires publiques répond à une demande émanant des sociétés civiles désireuses de prendre part à l’action publique. Partout dans le monde cette tendance à l’œuvre est dans l’air du temps. La célébration tous azimuts d’un « idéal participatif » décliné sous toutes les formes et célébré sur tous les fronts, symbolise à coup sûr cette évolution. L’écho médiatique de plusieurs expériences internationales se réclamant de cette référence nouvelle à la participation en témoigne : Au brésil l’expérience imaginative des budgets participatifs a eu d’autant plus de résonnance qu’elle a été relayé par les forums sociaux et les mouvements altermondialistes. Dans les pays anglo saxons où prévaut une tradition en matière de participation, de nouvelles méthodes de débat public (forums citoyens, etc..) sont mises en place et font désormais partie intégrante du cadre juridique et institutionnel qui régit l’action publique. Ainsi en est il de la prise en charge des risques sanitaires et technologiques, ou encore des enjeux de développement durable et d‘aménagement des territoires qui comportent des dispositifs participatifs. Ces derniers ont eu pour effet d’institutionnaliser des démarches participatives aux échelles locale et nationale, ouvertes à des publics différents : usagers du service public, population d’une ville, d’une région, (réunions publiques, forums participatifs) ou dʹun quartier (conseil de quartier) ; avec des modes de prise en compte de l’avis des citoyens selon des configurations variées et en fonction des phases de l’action publique (la mise sur agenda , la formation d’orientations générales en amont de la décision, le retour sur la mise en œuvre, les arbitrages budgétaires, lʹévaluation ….). Bien sûr, le référendum d’initiative populaire, aux plans local ou national reste l’expression la plus aboutie de la démocratie participative.
Le « printemps arabe » de 2011 dans ses diverses manifestations est appelé à féconder cette aspiration à la « prise de parole » dans des sociétés travaillées par un processus de sécularisation qui n’a pas fini de livrer toutes ses surprises1. Le Maroc comparativement au reste du monde arabe peut, d’une certaine manière, revendiquer une certaine antériorité dans ce domaine. L’élargissement du champ des libertés publiques à la fin du siècle dernier, malgré ses errements a favorisé l’émergence d’une expression citoyenne en marge des canaux classiques d’intermédiation sociale et politique. Confrontés à une telle situation dans un contexte désormais globalisé, les pouvoirs publics en quête de nouvelles ressources de légitimité mieux accordées aux exigences des droits humains et d‘efficacité de l’action publique, ont vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer d’une telle dynamique. Le flou conceptuel entourant les approches participatives, leur faible ancrage juridique et la multitude des pratiques et dispositifs rangés sous cette appellation ont favorisé des entreprises visant, tantôt à susciter et à relayer, tantôt à instrumentaliser et à contenir des initiatives revendiquant un tel crédo. Il n’est dorénavant pas un discours ou une déclaration publique, émanant des acteurs publics centraux ou locaux qui ne fassent place à ce qui, en première approximation, apparaît comme une figure imposée de l’action publique moderne démocratique. Des dispositifs de participation, une ingénierie de la participation avec son répertoire, ses animateurs, ses médiateurs, ses facilitateurs, ses outils sont mis en oeuvre avec des fortunes diverses etc….
Il demeure cependant très malaisé de porter une appréciation générale et généralisante sur les multiples procédures et démarches participant d’une telle approche. Pour autant, il importe d’identifier ce qui se joue derrière cette myriade de discours, de pratiques, et de dispositifs disparates2 qui mobilisent le registre participatif. Pour en revenir à l’essentiel, on retiendra que les interrogations autour du thème de la participation opèrent globalement dans deux directions : A un niveau d’analyse macro, le thème de la participation participe pleinement de la réflexion contemporaine sur les mutations de la démocratie au XXI et plus précisément sur le phénomène historique de «décentrement des démocraties»3. La crise de la représentation politique en est l’axe directeur qui résulte du constat de lʹélargissement de la vie démocratique à dʹautres registres que celui de lʹélection. Ce constat est à l’origine d’un renouveau de la réflexion sur les fondements évolutifs de la légitimité de l’ordre social et politique dans les démocraties avancées. La « démocratie du public »4 plus qu’un régime et une forme de gouvernement y est appréhendée comme une activité civique permanente5 permettant l’exercice d’une souveraineté populaire à la fois continue et plus active. Cette quête d’un nouvel horizon régulateur pour les démocraties contemporaines est l’objet de nombreux travaux. Parmi ces derniers, le courant de pensée incarné par Jürgen Habermas6 ressort et procède d’une démarche voisine. Il postule en effet qu’on ne peut dorénavant réduire la citoyenneté à l’exercice du seul droit de vote et que la formation des opinions individuelles est un moment décisif du processus politique. Il y est affirmé notamment que le citoyen doit être en mesure de se forger un avis informé, dʹessayer de persuader les autres, et de se laisser parfois persuader par eux. Cʹest pourquoi, « la démocratie doit être délibérative ».7 En élaborant le concept de « démocratie procédurale »8 Habermas a mis en exergue l’inertie sociale qui frappent les démocratie individualistes contemporaines et peut susciter des dérives vers de nouvelles formes de despotisme dans des sociétés où le « peuple », accepte sans difficulté la confiscation de sa souveraineté effective par une instance politique de type tantôt techno-bureaucratique, tantôt charismatique. A l’encontre de ces dérives, revitaliser « l’espace public politique » constitue en même temps qu’un rempart contre les séductions d’un leadership de type charismatique, un puissant moyen pour les citoyens de se « réapproprier la puissance de l’Etat devenu autonome dans la bureaucratie » et ce sous la forme de procédures d’ »autogestion décentralisée ».9
Ainsi l’idéal d’une « démocratie délibérative » englobe et prolonge les dispositifs participatifs. Quand la démocratie participative affirme que la prise de décision ne doit pas être réservée aux seuls élus et experts mais être ouverte aux citoyens ordinaires. La démocratie délibérative insiste, elle, sur lʹidée que les décisions doivent être prises par une délibération inclusive et publique qui seule peut en fonder la légitimité : que ce soit au parlement, dans lʹespace public ou dans des dispositifs participatifs, tous les points de vue devraient être confrontés. Or la participation ne saurait satisfaire seule à cette exigence, car elle ne peut empêcher que des décisions injustes soient prises dans les cas par exemple où certains points de vue ne sont pas défendus, des informations manquantes ou fausses constatées ou encore des considérations égoïstes viendraient à s’imposer sans être discutées et éventuellement contestées. La délibération fonctionne comme un réducteur de risque, en contraignant chacun à justifier sa position devant tous et en lui permettant de contester celles qui lui paraissent inacceptables. Cʹest un processus à la fois coopératif et conflictuel de recherche du bien commun10 qui repose sur deux principes fondamentaux, le « principe d’information et de publicité »11 et le principe de la «discussion et de la critique publique ». A un niveau plus micro, le thème de la participation est approché à travers le bilan et l’évaluation des multiples dispositifs qu’il a inspiré. La prolifération des démarches participatives s’est accompagnée de tout un travail d’ingénierie qui a consisté à mettre sur pied et à expérimenter des modèles d’évaluation et de suivi des démarches, procédures ou actions participatives12. Sans ouvrir le débat aujourd’hui controversé sur le bilan des évaluations il est néanmoins permit d’en dégager la trame analytique13 de base qui postule : lorsque les citoyens sont associés à la prise de décision, le processus peut porter sur le housing, c’est-à-dire sur des questions structurelles. Il peut aussi concerner le building, à savoir des problèmes importants mais plus en aval que les premières. Il peut enfin se focaliser sur le painting, c’est-à-dire sur des enjeux relativement marginaux.
Parmi la littérature surabondante consacrée au sujet, l’énoncé de ces quelques considérations théoriques suffit à faire écho à certaines ses interrogations que soulèvent les démarche participatives à l’œuvre dans le contexte marocain. Il ne nous appartient pas ici de les recenser ni même d’en caractériser toutes les expériences, tant s’en faut. Tout juste s’agit-il dans ce cahier de suggérer une entrée en matière à travers deux contributions qui explorent certaines des dimensions du sujet dans des configurations très différentes, à la fois dans l’espace (rural et urbain) et dans les domaines dans lesquels elles se déploient. Ainsi, Kamal Lahbib figure incontournable de ce que l’on appelle le « mouvement social », ardent défenseur de la « cause participationniste ; et Mohamed Tamim fin connaisseur de l’anthropologie du développement en milieu rural, nous offrent à travers leurs contributions respectives deux angles de lecture de ce que donne à voir et à penser ce nouvel « ethos participatif » dans deux univers distincts. D’un coté K. Lahbib s’efforce de conceptualiser l’émergence de cette dynamique au Maroc, principalement dans le domaine des actions de plaidoyer, dont il livre une lecture citoyenne et politique naturellement et explicitement engagée. Si la contribution de l’auteur est antérieure à la réforme constitutionnelle et au « printemps marocain », le constat de situation politique et morale qu’il dresse n’en reste pas moins valable en tous points et rappelle l’étendue des enjeux auxquels cette réforme était affrontée. Pour l’auteur, camper cet arrière plan contextuel est indispensable pour comprendre les ressorts de la dynamique participative dont le Maroc est le témoin. Cette dynamique porte en elle selon K. Lahbib les germes d’un renouveau de la pensée et de l’action démocratique à gauche.
Mohamed Tamim de son coté, dans un style plus académique, appuyé sur de précieuses références empiriques nous rapproche de l’examen de l’effectivité des démarches participatives et des dispositifs qui s’en réclament en matière de conduite de projets de développement en milieu rural. En révélant les écarts qui séparent la rhétorique louant les vertus de la participation et la réalité des démarches qu’elle génère, M Tamim suggère les dimensions incontournables de l’apprentissage, du tâtonnement et l’expérimentation inhérentes à pareilles démarches, mais qui ne sauraient éluder les résistances et contraintes auxquelles leur mise en œuvre est confrontée. La cause est ici entendue : le recours croissant aux démarches participatives dans la commande publique mériteraient une évaluation systématique14 pour vérifier si à travers ces démarches les pouvoirs publics « donnent le change ou changent la donne »15. Ce niveau d’interrogation pour pertinent qu’il fut n’épuise pas le sujet. Car nous savons que ce que désigne la « sociologie compréhensive de la mise en œuvre de l’action publique » a mis en évidence le caractère relatif de l’intentionnalité des acteurs (et de leur volonté initiale) et la dynamique propre et interne aux processus participatifs engagés, qui met en avant d’autres paramètres d’appréciation16.
Toujours est-il que nous serions tentés de convenir, que la bonne gouvernance serait à la participation citoyenne ce que le gouvernement classique est à la représentation politique. Voilà en condensé ce que résumerait le crédo implicite qui parcourt toutes les stratégies discursives en matière d’action participatives. Or, la question est précisément de mesurer la part de rhétorique obligée dans les discours, de la réalité des pratiques qui s’en réclament. Ce travail reste à faire et à rendre public, autant pour pointer les détournements dont de telles démarches sont susceptibles, quand par exemple elles négligent la distinction nécessaire entre les phases de consultation, de concertation et de co- décision propres à toute action participative, mais aussi pour contenir les envolées lyriques autour des vertus supposées d’une participation tous azimuts17.
De manière plus générale, il est entendu que la demande accrue de participation exprime au plus profond et partout dans le monde une insatisfaction à l’égard des mécanismes de la représentation politique classique. Il reste qu’à la différence des démocraties avancées, la difficulté du moment politique que nous connaissons tient au fait que l’intérêt croissant accordé aux démarches participatives intervient dans une séquence temporelle où le Maroc peine encore à stabiliser les bases de la représentation de son système politique. De ce point de vue la commande publique n’a eu de cesse de multiplier les signaux contradictoires. Deux exemples, sommairement évoqués ici, nous donnent un avant goût de ce que recouvre l’approche participative dans des domaines bénéficiant d’une attention publique particulière. Ainsi en est-il de l’INDH, qui demeure sans doute et au moins sur le papier, le dispositif le plus abouti en matière de participation. A rebours du référentiel stratégique et organisationnel18 affiché qui accorde une place de choix à tous les acteurs en matière de participation, l’INDH s’est avéré dans faits être une entreprise de marginalisation des élus locaux dans les dispositifs de concertation prévus. Tout s’est passé comme ci les pouvoirs publics, ou plutôt les initiateurs jouaient ici en quelque sorte la participation de la « société civile » (représenté essentiellement par les ONG) contre la représentation (les élus ! Cette « défaillance », volontaire ou non qui semblait inscrite dans l’acte de naissance de ce dispositif et de sa gouvernance, a du reste été pointé par tous les travaux d’évaluation du dispositif sur plusieurs sites.
Sur un autre registre, on pourrait en dire bien davantage du récent processus constituant et notamment de « l’approche participative » qui a commandé l’élaboration de la Constitution de 2011, significative à plus d’un titre, et mériterait du reste, d’être sereinement évaluée. On se contentera de relever ici que l’opacité entourant l’organisation et le fonctionnement de ce que l’on a appelé le « mécanisme politique », est assez emblématique du peu de considération, y compris dans ses expressions les plus formelles, que l’on nourrit à l’endroit de la classe politique, censée au contraire et au moins pour la circonstance être « valorisée » ! Reste que le nouveau texte constitutionnel offre incontestablement un potentiel non négligeable au développement des actions participatives. Dorénavant les organisations politiques n’ont plus le monopole de l’action politique. L’action citoyenne dispose d’outils et de moyens d’action autonomes dont l’usage est susceptible de configurer puissamment les contours d’une démocratie en projet. Il faut en penser d’ores et déjà l’ancrage institutionnel et juridique. Si la démarche participative doit, comme le suggère la nouvelle constitution , irradier le cadre légal et institutionnel, et non demeurer au mieux un procédé dérogatoire au droit commun sans ancrage institutionnel tangible, il reste à décliner les modalités de cette évolution autant dans la révision de textes de loi qui touchent par exemple à des domaines aussi divers que les équipements structurants, le développement durable ou encore l’aménagement du territoire , que dans l’élaboration des nouveaux textes qu’appellent la constitution de 2011. Vaste programme donc que préfigure en pointillé la nouvelle donne institutionnelle.