Propos recueillis par M’BARK CHBANI | Mercredi 29 Février 2012
“Nous avons raté l’occasion d’offrir le modèle de développement urbain dont le pays avait besoin”
Libé :Quel(s)souvenir(s) gardez-vous de cette nuit du 29 février 1960 ?
Mohammed Bajalat : Bien que je n’avais que 4 ans à l’époque, j’ai encore quelques images qui sont restées gravées dans ma mémoire : je fus réveillé brutalement par feu mon père qui me traînait par le bras dans l’obscurité vers la sortie. Maman,qui était enceinte, était accrochée à sa djellaba…Des bruits assourdissants,des cris de nos voisins dans le noir total, de la poussière épaisse…et les appels de feu Haj Bahssine, ami de mon père qui, courageusement, s’est porté à notre secours pour nous aider à nous installer sur un terrain dégagé face à une mer déchaînée et des grondements sourds venant d’en haut, dus à l’effondrement d’Agadir O’fella…Passé les quelques instants de panique, et les femmes et les enfants à l’abri, les hommes se sont organisés pour porter secours aux blessés et chercher de quoi se couvrir.
Comment trouvez-vous la ville 52 ans après ?
J’ai presque grandi avec le renaissance de ma ville, après les baraques de la cité de recasement d’Amsernat, Anza, Lakhyam et les trames des ‘’abattoirs’’(quartier industriel).La ville ressurgissait des ruines sous l’égide du HCRA (Haut commissariat à la reconstruction d’Agadir) à travers de vastes chantiers (La Cité d’urgence, le nouvel Ihchach, le nouveau Talbordjt, le centre-ville, …).
C’était un grand village où tout le monde se connaissait : les anciennes familles sinistrées et celles qui se sont installées et dont la plupart sont des familles de fonctionnaires affectés à Agadir. Et je peux vous dire que la vie dans les quartiers s’écoulait agréablement. Malgré le deuil collectif, dans un vaste élan de solidarité, tout le monde contribuait à l’éducation des autres, surtout les petits. Tous les services étaient assurés convenablement (santé, enseignement, animation sportive, sûreté, administrations…).
Malheureusement, dès la fin des années quatre vingts, la vie quotidienne et le mode de vie des habitants vont être bousculés et les équilibres rompus sous la pression de l’exode, la ruralisation et la fragilisation de la cité s’accentuent avec des écarts sociaux et urbanistiques, au moment où l’Etat s’est imposé des mesures d’ajustement structurel, qui ont largement entamé la cohésion sociale.
Ainsi, à Agadir, nous avons raté la possibilité d’offrir un modèle de développement urbain dont le pays avait besoin.La fin du Haut commissariat, en tant qu’intervenant unique dans la planification et la réalisation urbaines et les conséquences désastreuses du PAS ont amené Agadir à enregistrer une expansion incontrôlée et incontrôlable malgré quelques réussites à ne pas négliger en tant que pôle stratégique du pays après le recouvrement de la souveraineté nationale sur nos régions du Sud.
Je terminerai par un appel de détresse aux décideurs : il n’est jamais trop tard, mais à condition d’arrêter cette expansion sans limites du périmètre de la ville, autrement, c’est un ‘’ogre urbain‘’qui va tout anéantir, le fléau dit ‘’habitat clandestin’’ n’en est que l’illustration matérielle !
L’Association Izorane Agadir (Les anciens d’Agadir) que vous présidez s’est fixée comme but principal la préservation de la mémoire de la ville. Comment comptez-vous vous y prendre?
-D’abord Izorane est un forum de tout passionné de cette ville.Notre plate-forme met l’accent sur la préservation de la mémoire collective matérielle et identitaire de ce chef-lieu d’une très riche région sur le plan culturel au sens large du terme.
Nous avons commencé par la vulgarisation des lambeaux de cette mémoire en dispatchant à l’aide de supports visuels les différentes images de la ville et de ses communautés à travers son histoire de la fin du XIXème siècle à nos jours; nous organisons aussi des rencontres avec des publics cibles. Enfin, nous intervenons auprès des décideurs, élus et autorités, pour attirer leur attention sur la nécessité absolue de considérer ce patrimoine comme prioritaire.
Nous célébrons cette année le 52ème anniversaire de la reconstruction d’Agadir, et nous constatons qu’il n’y a toujours pas de grand musée à Agadir. Y a -t-il un projet de ce genre au niveau de la commune d’Agadir dont vous êtes membre ou d’autres projets à l’étude?
-Dans le culturel, ce n’est pas le ‘’tape à l’œil’’qui est toujours efficient. La preuve, lors du quarantenaire du séisme en 2000, j’ai contribué à la création d’un très beau musée, en tant que structure. Il s’agit du Musée du patrimoine amazigh. Malheureusement, nous manquons toujours de spécialistes pour que cet espace puisse remplir pleinement son rôle en tant que centre d’animation culturel et touristique.
Il y a un projet en gestation appelé officieusement ‘’Musée de l’histoire d’Agadir’’et qui sera implanté dans l’ancien immeuble de Bank Al Maghrib. C’est une initiative municipale qui date depuis 2000 et qui a été reprise dans l’actuel PCD (Plan de développement communal), débloqué et activé grâce aux efforts de Mohamed Boussaïd, wali de la région Souss-Massa-Drâa. Et c’est tant mieux pour la ville et la région, si une synergie est développée, en concertation avec tous les partenaires, pour réussir ce projet qui constituera certainement une plus value identitaire et touristique pour la ville .
Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux Gadiris à cette occasion ?
-Nous l’avons déjà fait lors de la commémoration précédente, mais, les derniers événements de destruction massive de l’habitat dit, abusivement, clandestin, nous obligent à y revenir avec insistance cette année: le site de la ville d’Agadir demeure un site à haut risque sismique. Et personne ne peut prédire quand la mort va frapper de nouveau brutalement et massivement. Le débat, qui a raison ou qui a tort? ne nous intéresse pas directement, notre préoccupation majeure en tant qu’anciens sinistrés est la suivante: «Plus jamais de mort massive à Agadir comme en 1960!». Les secousses telluriques ne tuent point, ce sont les constructions qui tuent.