Par Yvette Gaucher | Mercredi 29 Février 2012
Nous sommes le 29 février 1960 quelques minutes avant minuit.
La maison dort, la famille repose. Ma mère et Pierre (mon fils aîné de 2 ans) dans une des deux chambres, Jean mon mari, Philippe (mon cadet dont nous nous apprêtons à fêter le premier anniversaire) et moi-même dans l’autre.
Tout à coup, un sourd grondement, une violente secousse. Toute la maisonnée se réveille. Machinalement mon mari étend le bras pour toucher le berceau de Philippe qui était de son côté : plus de berceau! Il a roulé à l’autre bout de la pièce.
De suite nous réalisons l’ampleur de la catastrophe. Mon mari se précipite vers l’autre chambre. Ses deux occupants sont indemnes. L’armoire de ma mère a basculé, mais la pièce étant très petite, elle a été arrêtée dans sa chute par une étagère fixée sur le mur d’en face, formant un abri sous lequel ma mère et mon fils se cachent.
Nous descendons tous au rez-de-chaussée. Par chance l’escalier a tenu. En passant, j’enfile une paire de chaussures qui se trouvait sur l’une des marches. Nous arrivons au rez-de-chaussée : spectacle de désolation, des gravats partout, des vitres brisées, dans la cuisine des carreaux descellés jonchent le sol.
Nous ouvrons une porte donnant sur l’extérieur, un épais nuage de poussière jaunâtre s’élève du sol. On ne distingue rien, d’autant plus que la ville, du fait de la secousse tellurique, se retrouve sans électricité (et également sans eau).
On finit tout de même par s’habituer à la pénombre, les gens se parlent, s’interpellent, demandent des nouvelles.
Comme nous, les occupants des deux maisons voisines de la nôtre s’en sont sortis.
Peu de temps après un ami marocain de Jean, Lahcen, vient sur sa moto prendre de nos nouvelles. Je me souviens aussi d’un vendeur du marché de Talborj. Il déambulait, hagard, dans sa longue chemise blanche et m’a dit : «Madame, j’ai tout perdu ». Sa mère promenait souvent dans notre quartier son petit-fils, un beau bébé noir, et quelquefois s’asseyait contre le muret de notre petite cour.
Le garage était sous la maison avec une pente très raide. Il a d’abord fallu lever le rideau de fer; ce qui n’a pas été facile, puis la voiture sortie je m’y suis installée avec Philippe dans mes bras. J’étais assise sur une paire de draps neufs, que je ne voulais pas laisser dans la maison si bien que ma tête touchait presque le plafond de la voiture.
Je passai là toute la nuit, paniquée à l’idée qu’une autre secousse pouvait se produire. Seul au matin un besoin pressant m’obligea à sortir de mon abri… Mais avant il y eut le chocolat.
En effet mon mari réussit à nous faire du chocolat chaud, un exploit en de telles circonstances. Pourquoi pas du café? Parce qu’à cette époque le café moulu n’était pas encore à la mode, et notre moulin électrique était inutilisable, mais pour les enfants nous avions eau minérale et chocolat. Le combustible? Le gaz butane, la cuisinière étant toujours en état de marche. Une de nos voisines, Mme Lemarié, qui par la suite nous donna de ses nouvelles, nous dit : «Ah! Nous avons souvent parlé du chocolat de M. Gaucher».
Pour Philippe, ce fut une nuit comme une autre, du 29 au soir au 1 au matin il a dormi à poings fermés comme s’il ne s’était rien passé. Heureux âge. Pierre, le grand de 2 ans, résolut tout de suite le problème : «La maison est cassée, on va chez pépé Robert» (mon beau-père). Ce qui fut fait.
Mais avant de nous diriger vers le Morvan nous allâmes reprendre un peu nos esprits chez des amis (M. et Mme Mazelier) colons à la Targa en banlieue de Marrakech. Nous fûmes les premiers rescapés à arriver dans cette ville, et c’est de la poste de Guéliz que, sans tarder, nous envoyâmes des télégrammes pour rassurer familles et amis.
Et puis, peu à peu, nous nous organisâmes et la vie reprit son cours. En me remémorant tout cela, je pense que nous avons eu tous les cinq beaucoup, beaucoup de chance. La baraka en somme!
* Institutrice à Agadir
de 1957 à 1960